Seth Godin, gourou marketing, ne regarde pas la télévision. Il a mille milliards de choses à faire qui sont infiniment plus intéressantes, comme de lire un ou deux romans par soirée, ou d’écouter les mille opéras les plus percutants.
Pour appuyer son opinion sur la télévision, il fait un lien avec une présentation de Clay Shirky, gourou internet celui-là, pour qui la télévision est à la révolution numérique ce que le gin a été à la révolution industrielle. J’adore l’internet! Pas d’autre façon de trouver en quelques clics des analogies aussi percutantes et d’apprendre un peu d’histoire de la société en même temps. Qu’est-ce que je faisais avant?
La démonstration de Monsieur Shirky est convaincante malgré les déficiences de l’analogie. En quelques mots : la « technologie » qui a facilité la première phase de la révolution industrielle en Angleterre, c’est le gin. Dépassé par la soudaineté et la brutalité de la transition de la vie rurale à la vie urbaine, le peuple s’est abruti dans une beuverie qui lui a permis de supporter les épouvantables conditions de vie et de travail causées par l’automatisation des procédés de production. Les institutions associées à l’ère industrielle, la démocratisation de la culture, de l’éducation et de la politique, sont apparues quand l’Angleterre a émergé de sa brume éthylique et envisagé l’urbanisation comme un avantage plutôt qu’une crise.
Et en quoi la télévision est-elle le gin du peuple? Au cours des cinquante dernières années, le peuple gaspille ce temps libre dont il bénéficie depuis depuis la fin de la deuxième guerre mondiale en s’abrutissant devant la télévision. Mais il commence à émerger de cette brume cathodique grâce à la révolution numérique. Les heures passées à ne rien faire devant un poste de télévision sont en train de se transformer en heures productives à participer, par exemple, à la rédaction d’un article sur Wikipedia, ou encore à un jeu vidéo en ligne.
Cette idée que regarder la télévision est une vaste perte de temps n’est pas nouvelle, on s’en doute. En 1961, le président de la FCC (le CRTC américain), Newton N. Minow, dans un discours (devenu historique) à la National Association of Broadcasters, a comparé la télévision à un “vast wasteland”:
But when television is bad, nothing is worse. I invite each of you to sit down in front of your television set when your station goes on the air and stay there, for a day, without a book, without a magazine, without a newspaper, without a profit and loss sheet or a rating book to distract you. Keep your eyes glued to that set until the station signs off. I can assure you that what you will observe is a vast wasteland.
You will see a procession of game shows, formula comedies about totally unbelievable families, blood and thunder, mayhem, violence, sadism, murder, western bad men, western good men, private eyes, gangsters, more violence, and cartoons. And endlessly commercials — many screaming, cajoling, and offending. And most of all, boredom. True, you’ll see a few things you will enjoy. But they will be very, very few. And if you think I exaggerate, I only ask you to try it.
Près de cinquante plus tard, on peut presque dire la même chose de la télévision d’aujourd’hui. Pas étonnant que les influenceurs américains la dénigrent ainsi. Il est intéressant de noter que les États-Unis sont pratiquement le seul pays industrialisé à ne pas avoir de système de radiodiffusion publique comme on l’entend ici: une institution forte mandatée et financée par le gouvernement pour offrir une programmation diversifiée d’intérêt public qui s’adresse à l’intelligence et au sens civique des citoyens. Le pays de la libre entreprise a laissé le marché s’occuper de l’intérêt public, ce qui s’est traduit par: ce qui devrait attirer la plus forte proportion possible du public de la façon la plus élémentaire possible.
À l’Âge de la télévision, les moyens de communication et de production de masse étaient entre les mains de quelques-uns et on pouvait les contrôler par la réglementation afin d’empêcher que le plus bas dénominateur commun ne prévale.
Si nous nous dirigeons vers une ère de prise en charge de ces médiums par la population, d’où viendra le contrôle, mais surtout, quelle forme prendra-t-il?