L’ambition de Google, ce n’est pas de dominer le monde, mais de l’organiser (1). Pour organiser le monde, Google est en train de redéfinir les règles de nos interactions économiques, culturelles, sociales, à coup d’algorithmes qui, à l’aide de formules complexes, choisissent les informations auxquelles nous aurons accès.
Quand j’étudiais au Cégep, j’avais des professeurs marxistes. C’est dire s’il y a longtemps.
L’un de mes professeurs de philosophie nous avait fait travailler sur les Appareils idéologiques d’État (AIE) de Louis Althussser. Ce philosophe français un peu oublié aujourd’hui désignait ainsi l’ensemble des dispositifs (famille, école, médias, religion) qui, dans une société, façonnent les préférences et les manières d’agir des individus pour les adapter au système productif (2).
J’avais choisi de débusquer les outils de persuasion utilisés par les médias de masse, constitués, en cette époque de simplicité, de la radio, la télévision et de la presse, chacun diffusant en parallèle sur sa propre plateforme. Dans mon jeune esprit influençable, les manipulateurs étaient faciles à identifier: une entreprise comme La Presse, propriété de la puissante et bien nommée Power Corporation était toute désignée pour le rôle d’ennemi de classe (je mets les liens wikipedia pour mes lecteurs qui n’ont pas étudié ces classiques des temps anciens). J’avais alors appris que la manipulation de l’information relevait d’une opération subtile et complexe reposant davantage sur le choix des informations qu’on publiait ou pas, et la façon dont on les présentait, que sur les textes publiés eux-mêmes.
Aujourd’hui, l’existence des journaux et autres organes de presse traditionnels serait mise en péril par ce nouveau média qu’est l’Internet. La façon dont on pratique et consomme le journalisme est en tout cas en train de se transformer radicalement.
Google est au premier rang de cette transformation, ou tout au moins de la disruption (pour utiliser cette notion très largement employée en anglais pour parler de la révolution numérique) à la base de cette transformation.
C’est avec cette prépondérance de Google en tête que j’ai entrepris d’explorer les notions de manipulation idéologique, de monopole des moyens de communication, de mainmise sur l’information. Un première découverte intéressante:
Il est dans l’intérêt de Google de sauver les organes de presse, pas de les détruire.
C’est du moins l’avis des gestionnaires de Google, nous indique le journaliste James Fallows dans un article de fond (How to save the News) publié dans The Atlantic.
Chez Google, les gens qui se penchent sur l’avenir du journalisme répètent ce mantra: « Google is valuable because the information people find through it is valuable ». D’où la stratégie avouée du CEO Eric Schmidt, qu’on peut trouver dans une lettre écrite dans le Wall Street Journal: Google va mettre tout en œuvre pour trouver le moyen de rediriger des revenus vers les organismes de presse. On y travaillerait actuellement sur un nouveau modèle d’affaires basé sur trois piliers: la distribution (du plus d’information possible au plus grand nombre de personnes possibles), l’intérêt (engagement) que les usagers développeront pour des sites variés, plus interactifs et la rentabilisation maximale de cet intérêt de l’usager. Comme le fait remarquer James Fallows, ces trois piliers sont, c’est commode, des compétences clés de Google.
YouTube figure au premier plan des outils que Google compte utiliser pour favoriser l’intérêt des usagers. L’objectif: transformer YouTube en organe de presse, par exemple en centralisant des vidéos amateurs d’événements comme ils l’ont fait lors du tremblement de terre en Haïti. Ou encore en diffusant des débats lors des élections présidentielles américaines et en offrant la possibilité au public de poser des questions aux candidats. Au Canada, cette stratégie nous a valu l’entrevue de Stephen Harper menée par le Québécois Patrick Pichette, le VP finances de Google.
Le monde de l’information sera-t-il demain façonné sur le modèle Google et deviendra-t-il un vaste agrégateur de nouvelles regroupées selon les mystérieux algorithmes googliens, en fonction de la fréquence de leur apparition dans le monde ? Devrait-on s’en inquiéter? Google contrôle environ 70% du marché des moteurs de recherche aux États-Unis et au Canada (et cette part atteint plus de 90% dans plusieurs pays). Certains mauvais esprits accusent la compagnie de contrôler les résultats des recherches en privilégiant ses propres services. Des stratégies qui ont un impact sur les façons de penser et d’agir des individus ?
Sommes-nous en train de remplacer les vieilles idéologies par une idéologie de la technologie, ou idéologie technique comme l’appelle Dominique Wolton, analyste des médias français qui la définit ainsi:
Qu’est-ce que l’idéologie technique ? C’est croire – et faire croire – que ce sont les limites de la technique qui empêchent les mutations sociales et politiques.(…)
C’est croire que l’information crée la communication. (…) Pourtant, plus il y a de messages en circulation, plus la question des différences sociales et culturelles entre les émetteurs et les récepteurs jouera un rôle essentiel. Plus les tuyaux sont « gros », plus la question des contenus est centrale.
Dominique Wolton. Il faut sauver la communication. Flammarion, Paris 2005. P. 80.
Il reste encore beaucoup à explorer sur l’avenir des médias d’information dans cette nouvelle économie des hyperliens. Dans un prochain billet, je compte explorer la notion de journalisme citoyen (et égratigner au passage ce mot-valise « citoyen » qu’on sert à toutes les sauces – particulièrement au Québec). On pourrait être surpris de connaître les orientations politiques de certains des ardents défenseurs du journalisme citoyen.
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( 1) Its ambition is not to take over the world, but to organize it. Jeff Jarvis, What Would Google Do?, Collins Business, page 121. (2) source: Sciences humaines, Cinq siècles de pensée française, No 6, octobre-novembre 2007