Nous vivons dans un monde post-parenthèses.
C’est-à-dire que nous sommes de retour après une parenthèse de quelques 500 années, la parenthèse Gutenberg. C’est la thèse de Thomas Pettitt, professeur de littérature anglaise et d’histoire culturelle du moyen-âge avancé à l’université du Sud Danemark.
À la base de sa thèse, une question: est-ce que l’ère numérique émergente marque un retour partiel à la culture orale d’avant l’invention de l’imprimerie?
Sa réponse: l’imprimerie a interrompu la culture orale et ouvert une parenthèse d’une période d’environ 500 ans pendant laquelle l’imprimé a façonné le monde. L’ère numérique nous ramène à l’oralité, mais ce n’est pas un recul, c’est une continuation.
J’aime particulièrement la façon dont Monsieur Pettitt explique l’influence du livre sur la société: dans la parenthèse de l’imprimé, le monde est compartimenté, contenu, bordé par des marges dans un espace physique – le livre. Les mots sont contrôlés, les oeuvres, la culture, ont un début, un déroulement et une fin et, une fois imprimés, encaissés entre deux couvertures – dans une forme immuable.
Pendant la parenthèse, le monde se divise en catégories, les gens sont fractionnés en genres et en races, le vivant regroupé en taxons (entité conceptuelle qui est censée regrouper tous les organismes vivants possédant en commun certains caractères).
Pourtant, en apparence, nous vivons aujourd’hui dans une culture littéraire: la forme de communication privilégiée sur les médias sociaux est l’écriture après tout. Mais les médias sociaux sont justement une reproduction de la fluidité de l’oralité dans le texte.
À titre d’illustration de cette fluidité de l’oralité, je vous invite sur le blogue de Michelle Blanc, cette vedette des médias sociaux au Québec.
D’abord une mise en contexte: je blogue surtout pour mettre de l’ordre dans mon exploration de l’univers numérique et approfondir ma réflexion. Un peu pour être lue. Ou peut-être est-ce l’inverse?
Allez, je vais être honnête: pourquoi me donnerais-je la peine de mettre mes réflexions en ligne, d’y accoler de jolies images, de signaler mes dernières parutions sur Twitter, sinon pour attirer l’attention sur moi?
Au bout des interrogations Google on peut trouver une pléthore de spécialistes en “tout ce qu’il faut savoir pour réussir sa vie dans le cybermonde”. On vous y concocte des listes sur ce qu’il faut faire pour se bricoler une identité numérique. Parmi les conseils qui reviennent souvent: publier des commentaires sur des blogues populaires qui naviguent dans les mêmes eaux que vous.
Ha, me suis-je dit, et si j’intervenais sur le blogue de Michelle Blanc, papesse des médias sociaux, avec un commentaire incisif et brillant? Sûrement, je pourrais surfer sur sa popularité et m’attirer un trafic de pont Jacques-Cartier à 8h le lundi matin.
Ce que je fis ici. Pas vraiment pour réagir au billet de Madame Blanc (je l’avoue, j’ai utilisé la méthode tendance renard, comme dans “… apprenez que tout flatteur, etc…” – mais je suis sincère dans mes flatteries quand même – et je n’ai pas vraiment d’opinion, tout au plus des intuitions). Non, j’ai plutôt réagi au commentaire d’un commentateur, A Mondoux, qui m’avait soufflée par son opacité. Allez, je le cite:
Du même souffle, il faut également interroger ce débat au-delà de sa surface et aborder les questions sous-jacentes dont la banalisation de la surveillance (un sujet dont l’émancipation repose sur une dynamique du «se dire» est aussi un sujet qui se laisse surveiller),notamment par l’infiltration d’une logique marchande au sein même des rapports d’intersubjectivité.
J’ai wikipédié furieusement pour comprendre (le « se dire »? l’intersubjectivité?) et ai décidé de m’immiscer dans le débat amorcé avec un autre lecteur, Christian Aubry, un peu à cause d’une déclaration de Monsieur Mondoux sur le féminisme.
Il s’ensuivit un fascinant débat entre André Mondoux et Christian Aubry qui fait dix pages. (A. Mondoux est professeur et sociologue; Christian Aubry un communicateur web reporteur d’images). Monsieur Mondoux a saisi le prétexte de mon intervention pour élaborer sur la réaction des web 2.0 face à toute forme de critique et, entre autres sujets, les valeurs d’appartenance et d’identification des communautés virtuelles, leur rejet des structures sociales structurantes, la substitution du symbolique/politique par la technique, etc. Cela dit, il écrit des choses intéressantes, pour peu qu’on se donne la peine de les comprendre: je suis d’accord par exemple avec sa dénonciation de l’infiltration d’une logique marchande dans l’intersubjectivité (c’est du Kant). Christian Aubry lui répond avec, à mon sens, beaucoup de pertinence et d’humour.
Tout ce que j’ai fait, c’est servir de balise pour détourner le débat dans un certain sens, mais j’ai quand même l’impression d’avoir mis le pied dans un flux, ce flux que je découvrais au tout début de ce blogue, dans mon tout premier billet, telle une vieille Alice dans un pays des merveilles déjà très fréquenté. (Divulgation publique – entre parenthèses : je ne suis pas une pionnière de l’univers 2.0, je n’y ai pas fait les 400 coups, ni ne blogue depuis avant la naissance de Mark Zuckerberg et je me sers de Facebook seulement pour mettre mes photos de vacances et surveiller les activités de mon ado de fille qui a fait l’erreur de m’accepter comme amie).

Thomas Pettitt dit que le texte reste, mais qu’il est libéré. Pendant la parenthèse, il y avait beaucoup de lecteurs, peu d’écrivains. Aujourd’hui, il est difficile de faire la différence entre les écrivains et les lecteurs, difficile de distinguer, dans le discours public, la voix de l’autorité de la voix qui la défie. Cette idée me séduit: ce n’est pas seulement le texte qui est ainsi libéré, mais également la pensée.
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Petit ajout : une invitation à visiter une expérience fascinante qui s’appelle « Incidental Media » par une boîte de communication londonienne Dentsu London, qui imagine un avenir magique (Making Future Magic) dans lequel l’information se promène sur toutes sortes de surfaces, des écrans de télévision aux reçus de caisses et vitrines de magasins. La fluidité du discours, imaginée par une équipe très créative.