Il y a un an, j’ai rédigé le billet ci-dessous pour Mixmédia Montréal, un événement qui n’a pas eu le succès qu’il méritait. On a pu entendre des conférenciers vraiment intéressants au cours de cette journée de conférence dédiée aux contenus numériques, un sujet trop négligé à mon avis. On parle beaucoup de marketing et de social, médias, réseaux, télévision, etc., trop peu de ce qui justifie leur existence, les contenus.
En relisant ce billet, j’ai trouvé qu’il était particulièrement pertinent après le lancement « historique » de La Presse + cette semaine. Je n’avais pas prévu la manœuvre version iPad gratuite, mais tout de même décelé quelques signes du plan qui se préparait.
Photographie Crieur de journaux dans la rue, vers 1905 Anonyme, Gélatine argentique, MP-0000.586.112 © Musée McCord
Ce n’est pas un scoop, l’industrie de la presse a été particulièrement bousculée par l’avènement du numérique : de près de 50 milliards de dollars qu’ils étaient en 2000, les revenus publicitaires des entreprises de presse aux États-Unis et au Canada ont fondu à 24 milliards $ en 2011. 13% de ces revenus provenaient des versions en ligne.[1]
Pendant ce temps, nous sommes de plus en plus nombreux à nous tourner vers l’internet comme source d’information. Selon l’enquête NETendances du CEFRIO, Internet comme source d’information des Québécois, publiée le 8 janvier dernier, « En seulement douze mois, Internet comme principale source d’information des Québécois a connu une progression fulgurante, passant de 15 % en 2010 à 30 % en 2011 (…) chez certains groupes d’âge, Internet a dépassé la télévision. » Aux États-Unis, selon le Pew Research Center, c’est 61% des Américains qui s’informent en ligne.
Toujours selon l’enquête du CEFRIO, les principales sources d’information consultées en ligne demeurent les médias traditionnels (Le Devoir, Cyberpresse, Radio-Canada, etc.). Reflet de ces paradoxes créés par la nouvelle économie numérique, les médias traditionnels sont toujours les premières sources d’information, en ligne ou hors ligne, mais le maintien de cette primauté se fait au détriment de leur survie même.
Comme Clay Shirky l’a écrit, les vieux modèles se brisent beaucoup plus rapidement qu’on ne peut en mettre de nouveaux en place.
Peut-être la technologie numérique est-elle encore trop neuve, écrit Lewis H. Lapham dans le Lapham’s Quarterly du printemps 2012 consacré aux moyens de communication, trop nouvelle pour qu’on comprenne vraiment où elle nous entraîne. L’écriture est apparue sur des tablettes d’argile il y a 3 000 ans avant notre ère, il a fallu attendre encore 3000 ans pour que l’humanité invente le codex (livre manuscrit), 1 500 ans avant que Gutenberg n’invente l’imprimerie. Puis 532 années se sont écoulées entre cette invention et l’arrivée de l’internet. L’ordinateur personnel n’a pas encore 40 ans, le World Wide Web vient de fêter son vingtième anniversaire. « We’re still playing with toys. »
Depuis McLuhan, on sait à quel point l’invention de l’imprimerie a transformé la civilisation occidentale de manière fondamentale. Aujourd’hui, nous traversons une autre période transformative pour l’humanité, l’ère numérique. Pour nombre d’observateurs, dont Jeff Jarvis, il y a lieu d’établir des parallèles entre la galaxie Gutenberg et l’univers internet.
Dans le chapitre portant sur la presse dans son plus récent livre, Public Parts, il rappelle qu’à l’époque de Gutenberg les premiers éditeurs ont simplement tenté de reproduire le travail des scribes qui jusqu’alors peinaient à rédiger les livres à la main : la première police de caractère utilisée, Textura, était calquée sur l’écriture manuscrite. L’impression mécanique était alors simplement perçue comme une façon plus rapide d’écrire, certainement pas comme l’instrument d’une révolution sociale.
Le problème des médias aujourd’hui, souligne le spécialiste américain de l’économie des médias, le professeur Robert Picard dans le document Mapping Digital Media : Digitization and Media Business Models, ne tient pas tant à l’inefficacité de leurs modèles d’affaires à trouver de nouvelles sources de revenus ou à accroître les sources existantes, mais dans le fait qu’ils sont trop nombreux à tenter de vendre des produits du 19e et du 20e siècle au 21e siècle.
Ces produits des médias traditionnels, poursuit le professeur Picard, ont été créés dans des environnements économiques, politiques et médiatiques qui n’existent plus aujourd’hui. Pour survivre, les médias devront réviser l’essence même de leur offre et s’assurer qu’elle représente vraiment une valeur centrale pour leurs clients. S’assurer également que leurs produits et services sont vraiment uniques ou distinctifs et fournis de manière parfaitement adaptée au nouvel environnement interconnecté.
La fin du papier?
Si demain les journaux papier et tout leur système de distribution physique disparaissaient, nous dit le professeur Picard, les coûts de production et de distribution de l’industrie de la presse seraient réduits d’environ la moitié. Cela permettrait aux producteurs de récupérer davantage de la valeur produite par leur contenu.
Toute logique soit-elle économiquement parlant, la décision d’abandonner complètement les supports papier est difficile à prendre, ne serait-ce qu’en raison de l’interdépendance des activités en ligne et sur papier des entreprises de presse. Selon le professeur Picard, il faut s’attendre à ce que le nombre de journaux qui abandonnent leur version imprimée augmente significativement au cours des deux prochaines décennies.
Mais avant d’en arriver là, la presse en ligne devra prouver sa rentabilité, à travers, entre autres le débat pro/anti paywall, débat d’autant plus polarisé qu’il se déroule au sein d’une industrie essentielle à la vie démocratique de notre société. Comme l’a déjà dit un directeur général de l’information de Radio-Canada devant le CRTC en parlant de l’information, dans le cadre du dernier renouvellement des licences du radiodiffuseur public (au siècle dernier), ce n’est pas dans la petite pudding cette affaire-là, madame!
Du côté des antis paywall, nous avons le très respecté Guardian de Londres, le pionnier en matière de présence en ligne. Le rédacteur en chef du Guardian, Alan Rusbridger est opposé à ce modèle parce que selon lui, malgré qu’il fasse du sens en termes économiques, son application entrave l’accessibilité à l’information et dilue l’influence éditoriale d’un organe de presse.
Le Guardian, qui a entrepris son virage numérique en 1996, annonçait ainsi sa stratégie l’an dernier: Digital first, a window of opportunity. The Guardian has recognised that it must invest in technological innovation if it is to create social justice in the 21st century (pas de la petite pudding, on l’a dit…) Selon les résultats financiers livrés avec cette annonce toutefois, The Guardian News & Media (GNM) affichait des pertes de 36 millions $ en 2011, ses revenus étant passés de 352 millions $ à 315 millions $.
Mise à jour – 20 juillet 2013:
The Guardian a commencé à opérer dans le marché américain en 2011 et annonçait récemment un retour aux profits, soit une augmentation de 29% des revenus du numérique.

- J’ai frappé le mur… le paywall du New York Times
De l’autre côté de l’océan, le paywall érigé par le New York Times en mars 2011 semble être un succès. C’est en tout cas ce que dit le communiqué émis par The New York Times Company le 25 avril 2012 :
“Today we can say with authority that our plan is a success, with nearly half a million people now paying for the various digital subscription packages, e-readers and replica editions of The New York Times, the International Herald Tribune and The Boston Globe.”
D’après les résultats du premier trimestre 2012, les revenus de distribution du NY Times ont augmenté de 9,7% (cela comprend les nouveaux revenus du paywall, mais également une augmentation des tarifs d’abonnement à la version papier). Les revenus totaux, toutefois, ont diminué de 0,3 % (de 500,7 millions $ à 499,4 millions $), les revenus de la publicité en ligne de 10,3% (en grande partie à cause de la division About.com).
La presse de chez nous est également en train d’implanter le modèle du paywall. Le groupe Postmedia Network, propriétaire de La Gazette de Montréal et du National Post, entre autres, a annoncé début avril qu’il allait déployer le modèle de paywall graduellement au cours de l’année, et le Journal de Montréal s’apprêterait à faire de même. Le Devoir a mis en ligne sa propre version il y a déjà quelques années. Le plan iPad de La Presse a fait jaser sur les réseaux sociaux il y a un an (rien de nouveau depuis, sinon un concours lancé la semaine dernière, Êtes-vous techno, qui fait miroiter la chance de gagner un iPad en échange d’informations précieuses sur la pénétration des tablettes chez le lectorat.)

Et si rien ne marche, il restera toujours les robots
Si tous les modèles, expérimentations et diversifications tous azimuts ne réussissent pas à sauver la presse, il suffira de remplacer les journalistes par des robots comme le propose l’entreprise Narrative Science, qui a mis au point des algorithmes qui explorent le web, en extraient des données factuelles et rédigent des textes les mettant en contexte de façon fluide. Pour être juste, il faut préciser que l’entreprise se défend de vouloir éliminer les journalistes. Leurs activités se concentrent actuellement sur des comptes rendus de résultats de ligues sportives mineures, ou des résultats financiers de petites entreprises, sujets habituellement non couverts par les journalistes humains. Mais le CTO de l’entreprise estime tout de même que ses robots pourraient remplacer 95% des journalistes d’ici 15 ans.
Dans Public Parts, Jeff Jarvis souligne qu’il a fallu un bon siècle après Gutenberg avant qu’on commence à délimiter le nouveau monde que son invention a fait émerger. En regardant dans le rétroviseur, les changements provoqués par l’internet peuvent sembler énormes, mais :
…we are still early in this revolution. We ain’t seen nothin’ yet.
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